Province d’Orellana, Équateur. Le thermomètre affiche 20 °C dans la petite ville de Coca.
L’humidité est forte. L’air respire les arômes de la forêt amazonienne. À quelques coups de pagaie, au-delà du Napo, la plus large rivière du Bassin amazonien équatorien, nous sommes accueillis par la communauté des indiens d’Añangu. Ce n’est pas notre premier périple au coeur d’une forêt tropicale. Pourtant, ce jour-là, quand notre oeil s’arrête sur la berge d’un étang, l’émerveillement est intact. Une abeille solitaire s’abreuve, délicatement, des larmes salées d’une tortue de l’Amazone à taches jaunes. Vite, nous photographions la scène. L’image fera le tour du monde.
L’abeille et la tortue sonne comme une fable écrite par Jean de la Fontaine. Elle constitue aussi la première documentation de tear-feeding, littéralement d’alimentation en larmes, entre une abeille et une tortue. À la recherche de sel, élément crucial pour leur survie, les papillons, par exemple, présentent ce comportement. Surtout, cette histoire ramène l’observation naturaliste à sa juste place : au cœur de l’écologie comme science. Récemment encore, Robert Ricklefs, président de la Société américaine des naturalistes, affirmait, « Alors que l’étude directe de la nature constitue les fondements de l’écologie, l’émergence de puissantes théories dans le domaine a changé le regard que nous portons sur l’histoire naturelle, au point que l’observation est souvent utilisée au service de la théorie, plutôt que comme source d’idées. » Poussée à l’extrême, cette approche peut conduire à trouver de bonnes réponses à de mauvaises questions. Rejeter les questions que l’on se pose, sur le seul prétexte qu’elles ne concordent pas avec les théories du moment, est une erreur. Revenons à notre abeille et à notre tortue. La première est symbole de pollinisation. La seconde est emblématique d’une des espèces les plus menacées du parc Yasuní. Après le temps de l’émerveillement vient celui des questions. Jusqu’à quel point l’abeille dépend-elle de la tortue pour survivre ? Si la tortue venait à disparaître, pourrait-elle utiliser les larmes d’autres espèces ? Quelles en seraient les conséquences pour les orchidées sauvages pollinisées par cette abeille ? D’une observation naturaliste peuvent naître de nouvelles idées ; point de départ fécond de nouvelles investigations scientifiques. Cet apport d’air frais, l’écologie moderne en a besoin. Garder les yeux ouverts est d’autant plus important à l’heure où la Terre change, sous l’effet du climat, et où ses habitants s’adaptent. L’attaque d’un groupe de morses par un ours polaire affamé appartient désormais au domaine du possible. Les oiseaux modifient la date de leur migration. Les fleurs s’ouvrent avant ou après la saison. Seule l’observation directe permet de documenter la réalité de ces changements.
Le sujet n’est pas, ici, de remiser les calculs et les modèles. Ils ont une place importante en écologie. Mais bien de rappeler le rôle de l’expérience naturaliste. Et pas uniquement dans les centres de recherche ou dans les revues ! Trop souvent, dans les universités, l’écologie est enseignée sans sorties sur le terrain. Comment, dans ces conditions, éveiller, voire rassasier, la fibre naturaliste de ces chercheurs en herbe ?
Rappelez-vous cette fable chaque fois que vous irez sur le terrain. Ouvrez les yeux, voyez, avec un regard d’enfant, et questionnez, sans retenue, en votre qualité de chercheur, tout ce dont votre oeil est témoin. Car il est urgent d’observer aujourd’hui, pour les écologues de demain.
Sciences au Sud n°66 - septembre-octobre 2012
Abeille se nourrissant des larmes,riches en sels, d'une tortue à taches jaunes
(Podocnemis unifilis).
© naturexpose.com / Olivier Dangles et François Nowicki
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